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Interview d'Adek par  Jean-Marie Chevallier

pour l'exposition "LA MEMOIRE JUIVE EN SOISSONNAIS" Soissons 1992

SCHMATTES
Etude de quatre toiles .

« Schmattes » veut dire tissus, chiffons en yiddish... Nombre de familles juives sont dans le Schmattes depuis de générations. C'est un mot très utilisé dans le « Sentier », où chacun est dans le « Schmattes »... Autour de ce mot, il y a aussi une expression que ma mère, par exemple, utilise beaucoup pour parler d'un être sans intérêt, méprisable : "c'est un schmattes" ! Je pourrais dire que les Juifs étaient pour les Allemands des Schmattes, des chiffons qu'on pouvait brûler...

Pendant très longtemps, j'ai peint des toiles représentant l'enfermement, des formes prisonnières, des barreaux souvent, des formes foetales aussi, et j'ai cru, parce que je l'entendais dire constamment, que tout cela figurait le ventre de la mère duquel je tentais de m'échapper. Maintenant, sans nier tout-à fait cette interprétation, j'y vois comme une préparation à mes toiles actuelles. En fait, mon obsession était là bien avant que je ne le sache. J'étais nourri de ce qui s'était passé dans les camps de déportation bien plus que je ne le supposais.

Quand j'ai peint cette toile, j'avais fait auparavant un exercice sur un petit format pour rechercher l'aspect que je voulais donner à mes têtes d'officiers. Ces cinq têtes sont des sexes et des gueules de chiens à la fois, un peu effrayants et un peu grotesques aussi.
Je les ai voulu comme des baudruches, gonflées de leur importance parce que disposant de tous les pouvoirs, mais pouvant se dégonfler jusqu'à n'être plus que pitoyables quand leurs beaux attributs leur sont retirés.
J'ai aimé prendre cette sorte de revanche. Et puis en dessous, il y a encore ce tissu rayé où s'inscrit un corps de femme à la fois maigre mais ample, que je voulais digne.
C'est un corps qui se dégage du tissu et de ce tissu, naissent les baudruches aussi. Elles naissent du profond désespoir des autres. Il y a à la fois la signification évidente de tout cela et il y a une signification lourde que je ne connais pas, que je n'ai pas complètement comprise. Pourquoi ces sexes sous des casquettes ? Parce que je pense que le pouvoir est pour une grande part sexuel, il intervient souvent avec cette forme de rigidité de sexe en érection.



Le violon est d'une certaine manière ce qui est le plus parfait dans le travail de l'homme, une merveille faite de la main de l'homme et qu'un autre homme transperce de son couteau. Un homme peut être boucher, assassin ou bien violo­niste. Ils font partie de l'espèce humaine. Là, j'ai un peu travaillé les symboles plastiques, mais beaucoup plus des symboles clairs, évidents, qui peuvent apparaître quelque peu littéraires. Le tout se passe sur trois niveaux, j'entends trois niveaux sur la hauteur de la toile. Au milieu, on a les képis, les casques des bourreaux et un uniforme qui s'inscrit dans la masse du tissu et ce tissu devient comme un rouleau compresseur...



Dans cette autre toile, tout en haut, j'ai peint l'image très peu consistante d'une victime prête à disparaître, comme un dernier souffle, et puis des formes que j'ai voulu agressives, anguleuses qui viennent affronter des formes molles qui ont comme un feu intérieur pour résister, et puis un tissu voluptueux pour envelopper ce qui reste de vie chez tous ces morts.
J'ai essayé d'exprimer de façon plastique la lutte entre forme aiguë et forme molle devenant petit-à petit de la chair, des nerfs...
Et ce qui est charnel est agressé de manière très forte par des formes aiguës.
Cela traduit ce qui se passe entre les personnages agressifs que sont les officiers grouillants de sexes et ce corps mort, à peine visible, éthéré, qui n'existe plus...
Des officiers prenant forme à partir du tissu qui coule là.


Maintenant, ma dernière toile , et la plus grande, résume un peu toute cette histoire et dit mes interrogations sur la leçon que nous pouvons tirer de tout cela.
Il y a là comme une prise de distance et il ne reste que l'affrontement entre les deux espèces de tissu dont l'un riche, agréable à porter et écrasant sous son poids le tissu que portaient les déportés. Il y a aussi prolongeant ce tissu rayé un tissu symbole, celui des Palestiniens.
Et puis au dessous de tout cela, une sorte de représentation de l'enfer, des flammes et des corps pris dans les flammes, et c'est peut-être aussi l'intérieur du four, dans lequel mon père a très certainement disparu. Si cette toile est d'une certaine manière inachevée, c'est que je ne suis pas sûr que tout cela soit achevé, que l'Histoire ait mis fin à l'horreur...
Avoir fait ces toiles m'a libéré d'une certaine manière de ma culpabilité d'être là, vivant, quand tant d'autres ont péri. C'est, à un niveau modeste, une justification à ma survie, la permission qui m'est donnée de réintroduire dorénavant la vie dans des toiles qui, depuis bien longtemps, ne disaient que la mort...

Pourquoi ce besoin de traduire picturalement cet univers pesant, lourd, pourquoi cette nécessité de traduire cet univers-là, d'exorciser ?

C'est d'évidence très lié à ma vie personnelle. Une sorte d'hommage à mon père dont je n'ai d'ailleurs aucun souvenir. J'ai perdu mon père tout enfant et ne le connais qu'à travers deux ou trois photos. Aussi jusqu'à une date relativement récente, j'ai très peu pensé à lui. Il y a cinq ou six ans, au cours d'un voyage où je me trouvais seul au milieu de paysages extraordinaires, l'image de mon père s'est très fortement imposée à moi, je n'ai pas cessé de penser à lui et j'ai cru devoir, ou plutôt je me suis senti poussé à lui rendre hommage d'une certaine manière, lui redonner un peu de ce temps qu'on lui avait volé... Peut-être me trouvais-je à un moment charnière de ma vie. Peut-être aussi ai-je voulu lier mes enfants à leur passé, à mon père, moi me situant là seulement comme un lien entre eux et lui. Et puis, parler de mon père, c'était lui redonner vie, le réinstaller là au milieu des vivants, éclaircir le pourquoi de sa mort, et plus encore, et, surtout, le pourquoi de tous ces morts ! J'ai travaillé sur ces toiles pour comprendre, pour tenter de comprendre l'incroyable mécanique... comment l'inconcevable a pu se produire... et puis revivre l'horreur presque charnellement, car j'ai le sentiment que nous sommes le produit de ces événements-là... En tout cas, j'ai pour moi la certitude que ma morale, ma hiérarchie des valeurs, le sens que je peux donner à ma vie proviennent presque exclusivement de l'horreur de cet événement que je n'ai pas vécu, que d'une manière injuste, je n'ai pas vécu. Dans des situations aussi extrêmes, bien des êtres se révèlent, soit dans le don d'eux-mêmes, soit dans le repliement, le sauve-qui-peut ou bien la cruauté pour se protéger soi-même et même la cruauté pour le plaisir, la jouissance.
Pour en revenir à mon père, je ne sais rien sur sa mort, et ce que je sais sur son départ à Auschwitz, je l'ai su grâce à ces peintures, c'est-à-dire quarante ans après. Je connais le numéro sous lequel il est mort, mais rien sur les circonstances. Cela s'est passé d'une manière sûrement cruelle, absurde, grotesque, insupportable, quand j'essaie d'imaginer la scène finale.

C'est une oeuvre qui est en relation avec votre passé, alors pourquoi en parler aujourd'hui précisément plus de quarante ans après ?

Ce qui est mystérieux pour moi, c'est pourquoi je ne l'ai pas fait avant, d'autant plus que le thème apparaissait souvent sans même que je ne m'en rende compte. Mais peut­être que 40 ans est le juste délai pour parler de ces choses-là ou plutôt pour réfléchir à ces choses-là. Un ami israélien, Joshua Sobol, que j'ai connu il y a longtemps et que j'ai revu à cette occasion, a écrit une pièce de théâtre qu'il a appelé « GHETTO », pièce très forte à laquelle je n'aurais pas la prétention de comparer mes toiles, si ce n'est une lecture presque identique de ce qui s'est passé à cette époque. Il parlait dans sa pièce de kapos juifs qui, d'abord victimes, devenaient bourreaux en servant le système qui les exterminait. Ils se substituaient aux nazis espérant sauver quelques-uns des leurs au prix du sacrifice des autres. Quarante ans, c'est peut-être le temps qu'il faut pour digé­rer tout cela, permettre que cela passe à travers une sorte de filtre...

Au même moment, il y a une remontée de l'antisémitisme et on assiste à la négation du génocide. Est-ce que cela a à voir avec votre préoccupation de « témoin » ?

Non pas véritablement, parce qu'à l'époque je n'avais pas l'impression qu'il y avait une remontée du nazisme. Depuis, je suis bien obligé de l'admettre même si cela m'apparaît comme invraisemblable, mais je n'aurais pas fait ces toiles pour cette raison-là ou alors pas ce genre de toile. Elles sont pour moi une approche de la réalité dans sa complexité, elles m'aident dans ma compréhension du monde, elles ne sont pas outils de combat même si j'ai envie qu'elles soient vues par d'autres, même si elles sont alimentées par les événe­ments extérieurs. Ainsi, pendant que je peignais, je savais ce qui se passait en Argentine, au Chili, dans des pays où se reproduisait ce qui avait été tellement scandaleux à l'épo­que avec des gens enlevés, torturés, massacrés, des enfants aussi... C'était toujours la même espèce de cruauté, toujours cette sorte de... je ne sais pas comment dire, de grise­rie du pouvoir, de ceux qui peuvent tout contre ceux qui ne peuvent rien. On retrouvait ce même type de situation extrême.
Il y a beaucoup de violence, d'instinct de destruction en chacun de nous, et c'est aussi pour cette raison que l'on peut devenir bourreau ou victime selon le tissu que l'on porte sur le dos, selon le pouvoir dont on dispose sur les autres...

Donc, on en arrive à ce titre générique de votre oeuvre  : « SCHMATTES ». D'abord une définition peut-être ?

« Schmattes » veut dire tissus, chiffons en yiddish... Nombre de familles juives sont dans le Schmattes depuis de générations. C'est un mot très utilisé dans le « Sentier », où chacun est dans le « Schmattes »... Autour de ce mot, il y a aussi une expression que ma mère, par exemple, utilise beaucoup pour parler d'un être sans intérêt, méprisa­ble : « c'est un schmattes ! ». Je pourrais dire que les Juifs étaient pour les Allemands des Schmattes, des chiffons qu'on pouvait brûler...
C'est d'une manière un peu arbitraire que j'ai décidé d'aborder la complexité de ce qui s'était passé dans les camps à travers le tissu, tout en me souvenant combien les Juifs étaient liés à ce type de profession. Et très vite, je me suis aperçu que mon choix me réservait plein de surprises. Ainsi, l'histoire des Juifs du ghetto de Vilna. Ils étaient par­venus à se rendre indispensables, au moins pendant un certain temps, en recousant les uniformes des SS de retour du front russe. Et les SS enfilaient des uniformes flambant neufs et repartaient combattre grâce au travail d'une cinquantaine de tailleurs qui pro­longeaient de quelques mois leur survie dans le ghetto. Le père d'un ami a bénéficié, lui aussi, d'un régime similaire. Il était tailleur hors pair et était devenu, à ce titre, le tailleur des généraux SS. C'est aussi cela le tissu pour moi. D'évidence, pour les SS, et de manière générale pour les tenants du pouvoir, l'uniforme revêt une extraordinaire importance. Les nazis arrivant à Paris étaient superbes, c'était du moins ce que m'en disait la concierge... D'évidence, les petits Juifs dans leur uniforme rayé étaient nette­ment moins glorieux. Et ils disaient que lorsqu'ils voyaient ces uniformes, immanqua­blement, ils se sentaient dominés. Il leur semblait impossible de se révolter tant l'autorité tenait dans ce cuir noir... Ces mêmes nazis en habits civils impressionnaient infiniment moins. Himmler avait réuni un régiment, je crois, de Juifs blonds, grands et beaux, qu'il a tenté de sauver, mais la logique de la « solution finale » ne lui a pas permis de conser­ver ces « spécimens » bien plus « aryens » que lui.

Comment une série comme celle-ci se construit-elle, comment s'impose-t-elle à vous ?

Sur chaque toile, j'ai voulu aborder un problème particulier, tourner autour, trouver des images qui m'aident à mieux comprendre, ressentir. Il y a des toiles où je parle plus fortement des bourreaux, d'autres où les victimes sont l'essentiel de la toile, mais dans toutes, victime et bourreau apparaissent simultanément, la toile existant de leur affron­tement.
Chacune constitue un thème particulier, un angle différent pour dire mon incompré­hension... C'était aussi une manière de retrouver les problèmes de la peinture qui ne me quittaient pas complètement, même s'il m'apparaissait comme essentiel de le faire dans un langage qui puisse être compris. J'essayais de trouver des symboles plastiques pour exprimer ces affrontements. Ainsi, j'ai opposé des formes tranchantes à des formes molles, sans que ces formes soient systématiquement figuratives... Il y a, par ailleurs, des symboles tout-à fait lisibles, mais de manière générale, j'ai tenté d'aller au delà, de traduire avec des formes, des couleurs ce que j'avais envie de dire.
On peut peut-être prendre les tableaux un par un. En fait Certaines toiles sont plus parlantes, plus évidentes, s'adressant plus directement aux autres. Mais dans toutes existe le même antagonisme, toujours présent dans mes toiles, quelqu'en soit le motif. C'est encore vrai pour des toiles toutes récentes dont les sujets sont totalement autres. En vérité, la peinture, c'est pour moi la possibilité de dire une chose et son contraire, dans le même instant et le même espace, pris dans un seul regard... Lorsqu'il s'agit du bourreau et de la victime, on trouve cette ambiguïté où l'un peut devenir l'autre et aussi plastiquement où la mollesse d'une forme peut devenir dureté, où la grisaille d'une couleur peut devenir éclatante...Tout cela joue constamment en opposition et chacune d'elles est nécessaire à l'autre.

Vouloir exprimer le tissu sur une toile a été pour moi une expérience nouvelle. Il y a à la fois ce tissu rayé que l'on retrouve dans presque toutes les toiles et aussi cette sorte de volupté du tissu qui serait celle de ceux qui sont en face des gens en tissu rayé.