Pourquoi ce besoin de traduire picturalement cet univers pesant, lourd, pourquoi cette nécessité de traduire cet univers-là, d'exorciser ?
C'est d'évidence très lié à ma vie personnelle. Une sorte d'hommage à mon père dont je n'ai d'ailleurs aucun souvenir. J'ai perdu mon père tout enfant et ne le connais qu'à travers deux ou trois photos. Aussi jusqu'à une date relativement récente, j'ai très peu pensé à lui. Il y a cinq ou six ans, au cours d'un voyage où je me trouvais seul au milieu de paysages extraordinaires, l'image de mon père s'est très fortement imposée à moi, je n'ai pas cessé de penser à lui et j'ai cru devoir, ou plutôt je me suis senti poussé à lui rendre hommage d'une certaine manière, lui redonner un peu de ce temps qu'on lui avait volé... Peut-être me trouvais-je à un moment charnière de ma vie. Peut-être aussi ai-je voulu lier mes enfants à leur passé, à mon père, moi me situant là seulement comme un lien entre eux et lui. Et puis, parler de mon père, c'était lui redonner vie, le réinstaller là au milieu des vivants, éclaircir le pourquoi de sa mort, et plus encore, et, surtout, le pourquoi de tous ces morts ! J'ai travaillé sur ces toiles pour comprendre, pour tenter de comprendre l'incroyable mécanique... comment l'inconcevable a pu se produire... et puis revivre l'horreur presque charnellement, car j'ai le sentiment que nous sommes le produit de ces événements-là... En tout cas, j'ai pour moi la certitude que ma morale, ma hiérarchie des valeurs, le sens que je peux donner à ma vie proviennent presque exclusivement de l'horreur de cet événement que je n'ai pas vécu, que d'une manière injuste, je n'ai pas vécu. Dans des situations aussi extrêmes, bien des êtres se révèlent, soit dans le don d'eux-mêmes, soit dans le repliement, le sauve-qui-peut ou bien la cruauté pour se protéger soi-même et même la cruauté pour le plaisir, la jouissance.
Pour en revenir à mon père, je ne sais rien sur sa mort, et ce que je sais sur son départ à Auschwitz, je l'ai su grâce à ces peintures, c'est-à-dire quarante ans après. Je connais le numéro sous lequel il est mort, mais rien sur les circonstances. Cela s'est passé d'une manière sûrement cruelle, absurde, grotesque, insupportable, quand j'essaie d'imaginer la scène finale.
C'est une oeuvre qui est en relation avec votre passé, alors pourquoi en parler aujourd'hui précisément plus de quarante ans après ?
Ce qui est mystérieux pour moi, c'est pourquoi je ne l'ai pas fait avant, d'autant plus que le thème apparaissait souvent sans même que je ne m'en rende compte. Mais peutêtre que 40 ans est le juste délai pour parler de ces choses-là ou plutôt pour réfléchir à ces choses-là. Un ami israélien, Joshua Sobol, que j'ai connu il y a longtemps et que j'ai revu à cette occasion, a écrit une pièce de théâtre qu'il a appelé « GHETTO », pièce très forte à laquelle je n'aurais pas la prétention de comparer mes toiles, si ce n'est une lecture presque identique de ce qui s'est passé à cette époque. Il parlait dans sa pièce de kapos juifs qui, d'abord victimes, devenaient bourreaux en servant le système qui les exterminait. Ils se substituaient aux nazis espérant sauver quelques-uns des leurs au prix du sacrifice des autres. Quarante ans, c'est peut-être le temps qu'il faut pour digérer tout cela, permettre que cela passe à travers une sorte de filtre...
Au même moment, il y a une remontée de l'antisémitisme et on assiste à la négation du génocide. Est-ce que cela a à voir avec votre préoccupation de « témoin » ?
Non pas véritablement, parce qu'à l'époque je n'avais pas l'impression qu'il y avait une remontée du nazisme. Depuis, je suis bien obligé de l'admettre même si cela m'apparaît comme invraisemblable, mais je n'aurais pas fait ces toiles pour cette raison-là ou alors pas ce genre de toile. Elles sont pour moi une approche de la réalité dans sa complexité, elles m'aident dans ma compréhension du monde, elles ne sont pas outils de combat même si j'ai envie qu'elles soient vues par d'autres, même si elles sont alimentées par les événements extérieurs. Ainsi, pendant que je peignais, je savais ce qui se passait en Argentine, au Chili, dans des pays où se reproduisait ce qui avait été tellement scandaleux à l'époque avec des gens enlevés, torturés, massacrés, des enfants aussi... C'était toujours la même espèce de cruauté, toujours cette sorte de... je ne sais pas comment dire, de griserie du pouvoir, de ceux qui peuvent tout contre ceux qui ne peuvent rien. On retrouvait ce même type de situation extrême.
Il y a beaucoup de violence, d'instinct de destruction en chacun de nous, et c'est aussi pour cette raison que l'on peut devenir bourreau ou victime selon le tissu que l'on porte sur le dos, selon le pouvoir dont on dispose sur les autres...
Donc, on en arrive à ce titre générique de votre oeuvre : « SCHMATTES ». D'abord une définition peut-être ?
« Schmattes » veut dire tissus, chiffons en yiddish... Nombre de familles juives sont dans le Schmattes depuis de générations. C'est un mot très utilisé dans le « Sentier », où chacun est dans le « Schmattes »... Autour de ce mot, il y a aussi une expression que ma mère, par exemple, utilise beaucoup pour parler d'un être sans intérêt, méprisable : « c'est un schmattes ! ». Je pourrais dire que les Juifs étaient pour les Allemands des Schmattes, des chiffons qu'on pouvait brûler...
C'est d'une manière un peu arbitraire que j'ai décidé d'aborder la complexité de ce qui s'était passé dans les camps à travers le tissu, tout en me souvenant combien les Juifs étaient liés à ce type de profession. Et très vite, je me suis aperçu que mon choix me réservait plein de surprises. Ainsi, l'histoire des Juifs du ghetto de Vilna. Ils étaient parvenus à se rendre indispensables, au moins pendant un certain temps, en recousant les uniformes des SS de retour du front russe. Et les SS enfilaient des uniformes flambant neufs et repartaient combattre grâce au travail d'une cinquantaine de tailleurs qui prolongeaient de quelques mois leur survie dans le ghetto. Le père d'un ami a bénéficié, lui aussi, d'un régime similaire. Il était tailleur hors pair et était devenu, à ce titre, le tailleur des généraux SS. C'est aussi cela le tissu pour moi. D'évidence, pour les SS, et de manière générale pour les tenants du pouvoir, l'uniforme revêt une extraordinaire importance. Les nazis arrivant à Paris étaient superbes, c'était du moins ce que m'en disait la concierge... D'évidence, les petits Juifs dans leur uniforme rayé étaient nettement moins glorieux. Et ils disaient que lorsqu'ils voyaient ces uniformes, immanquablement, ils se sentaient dominés. Il leur semblait impossible de se révolter tant l'autorité tenait dans ce cuir noir... Ces mêmes nazis en habits civils impressionnaient infiniment moins. Himmler avait réuni un régiment, je crois, de Juifs blonds, grands et beaux, qu'il a tenté de sauver, mais la logique de la « solution finale » ne lui a pas permis de conserver ces « spécimens » bien plus « aryens » que lui.
Comment une série comme celle-ci se construit-elle, comment s'impose-t-elle à vous ?
Sur chaque toile, j'ai voulu aborder un problème particulier, tourner autour, trouver des images qui m'aident à mieux comprendre, ressentir. Il y a des toiles où je parle plus fortement des bourreaux, d'autres où les victimes sont l'essentiel de la toile, mais dans toutes, victime et bourreau apparaissent simultanément, la toile existant de leur affrontement.
Chacune constitue un thème particulier, un angle différent pour dire mon incompréhension... C'était aussi une manière de retrouver les problèmes de la peinture qui ne me quittaient pas complètement, même s'il m'apparaissait comme essentiel de le faire dans un langage qui puisse être compris. J'essayais de trouver des symboles plastiques pour exprimer ces affrontements. Ainsi, j'ai opposé des formes tranchantes à des formes molles, sans que ces formes soient systématiquement figuratives... Il y a, par ailleurs, des symboles tout-à fait lisibles, mais de manière générale, j'ai tenté d'aller au delà, de traduire avec des formes, des couleurs ce que j'avais envie de dire.
On peut peut-être prendre les tableaux un par un. En fait Certaines toiles sont plus parlantes, plus évidentes, s'adressant plus directement aux autres. Mais dans toutes existe le même antagonisme, toujours présent dans mes toiles, quelqu'en soit le motif. C'est encore vrai pour des toiles toutes récentes dont les sujets sont totalement autres. En vérité, la peinture, c'est pour moi la possibilité de dire une chose et son contraire, dans le même instant et le même espace, pris dans un seul regard... Lorsqu'il s'agit du bourreau et de la victime, on trouve cette ambiguïté où l'un peut devenir l'autre et aussi plastiquement où la mollesse d'une forme peut devenir dureté, où la grisaille d'une couleur peut devenir éclatante...Tout cela joue constamment en opposition et chacune d'elles est nécessaire à l'autre.
Vouloir exprimer le tissu sur une toile a été pour moi une expérience nouvelle. Il y a à la fois ce tissu rayé que l'on retrouve dans presque toutes les toiles et aussi cette sorte de volupté du tissu qui serait celle de ceux qui sont en face des gens en tissu rayé.
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